Clodion est le plus ancien roi que les chants populaires
des Francs saliens aient fait connaître à Grégoire de Tours. Voici ce qu’il
en rapporte : On raconte qu’à cette époque Chlodion,
homme vaillant et le plus remarquable de sa race ; régnait sur les Francs, et
qu’il demeurait à Dispargum, qui est dans le pays
des Thuringiens... Chlodion envoya des
éclaireurs reconnaître tout le pays jusqu’à la Ville de Cambrai ; lui-même
arriva à leur suite, écrasa les Romains, s’empara de la ville, où il résida
peu de temps, puis occupa tout le pays jusqu’à la Somme.
Frédégaire et le Liber Historiæ
reproduisent ce récit de Grégoire, mais, en essayant de rattacher l’origine
des rois francs à la légende de Troie, résolument écartée ou absolument
ignorée par Grégoire. Je ne reviendrai pas ici sur leurs efforts pour
souder deux éléments si hétérogènes, et si rebelles à toute espèce de fusion. La tradition nationale des Francs, je le répète, ne
connaît pas les légendes troyennes, et tout ce que Frédégaire
et le Liber Historiæ, moins défiants que
Grégoire de Tours, empruntent à cet ordre de récits, peut être écarté avec la
plus grande assurance.
Mais, ce départ fait, nous nous
retrouvons encore en présence de quelques variantes sur lesquelles il est
nécessaire de nous expliquer. Pour les faire apprécier, je place ici un
tableau généalogique -des rois francs d’après nos chroniqueurs :
Grégoire de Tours
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Frédégaire
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Liber Historiæ
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Hist. Franc., II, 9
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Chronic., III, 2-9
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1-5
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‘’
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Priam
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Priam
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|
‘’
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Friga
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|
‘’
|
|
‘’
|
Francio
|
|
‘’
|
|
‘’
|
‘’
|
Marcomir
|
Marcomir
|
Sunno
|
‘’
|
‘’
|
Sunno
|
‘’
|
|
‘’
|
‘’
|
Genegaude
|
Faramond
|
|
‘’
|
‘’
|
ducs
|
‘’
|
|
‘’
|
Richimir, non roi
|
‘’
|
|
‘’
|
Theudemar
|
|
‘’
|
|
Clodion
|
Clodion
|
|
Clodion
|
|
Mérovée
|
Mérovée
|
|
Mérovée
|
|
Il résulte de cela que Frédégaire
et le Liber Historiæ croient connaître l’un
et l’autre l’origine de Clodion, inconnue de Grégoire de Tours. Mais la
connaissance de Frédégaire est manifestement
chimérique, en effet ; on voit danser devant son imagination, avec les noms
fournis par la légende érudite, d’autres noms qu’il n’a trouvés
que dans Grégoire, et le lien qu’il établit entre eux est le fruit de ses
combinaisons arbitraires. Pour montrer l’origine de son erreur, il suffit de
replacer sous les yeux du lecteur le passage de
Grégoire de Tours, qu’il a mal lu ou mal résumé :
Nam et in consolaribus
legimus, Theudomerem regem, Francorum,
filium Richimiris quondam, et Asolam matrem ejus, gladio interfectus. Ferunt etiam, tunc Chlogionem
utilem ac nobilissimum in
sua gente regem fuisse Francorum.
Pour l’abréviateur du VIIe siècle, la notion d’une
différence quelconque entre les diverses peuplades franques n’existe plus.
Par suite, il fait de Theudemir et de Richimir des rois saliens : erreur manifeste, puisque
autrement Grégoire, qui est la seule source par laquelle il connaisse tout
ceci, aurait eu soin de le dire. De plus, il lit mal son auteur, et commet,
en le résumant, une de ces bévues comme j’en ai signalé d’autres encore chez
lui. Nous pouvons donc, .en toute sécurité, faire abstraction de la
généalogie donnée par Frédégaire : elle n’a rien
qui mérite de nous arrêter plus longtemps.
Celle du Liber Historiæ
a-t-elle plus de valeur ? Ce qui la rend tout aussi suspecte, c’est le double
et imaginaire lien de filiation établi, d’abord entre Marcomir
et Sunno d’une part, et Priam et Anténor de l’autre ; puis entre Marcomir
et Clodion par l’intermédiaire de Faramond. Mais, s’il
en est ainsi, que devient la personnalité de ce dernier ? Est-il purement et
simplement inventé pour fournir un anneau de plus à la chaîne un peu trop
courte qui fait de Clodion un arrière-petit-fils de Priam ? Cela est peu
probable : l’invention proprement dite, consistant à créer de toutes
pièces un nom imaginaire pour les besoins de la cause, ne peut guère être
supposée chez des écrivains aussi simples que nos chroniqueurs mérovingiens,
et je ne consentirai à l’admettre qu’à bon escient. Mais alors faudrait-il
supposer que c’est la tradition populaire qui a fourni Faramond
? Cela aussi me paraît invraisemblable, car comment supposer que Grégoire de
Tours, qui a puisé également à la tradition populaire, aurait
repoussé ce nom s’il l’y avait trouvé, lui qui s’est donné tant de peine pour
faire remonter aussi haut que possible la lignée des ancêtres de Clovis ?
Reste une dernière supposition : Faramond est un
nom que l’auteur du Liber Historiæ a trouvé
dans quelque autre série de récits francs, et qu’il a cru pouvoir considérer
comme un roi, pour des motifs que nous ignorons, mais qui sont sans doute
aussi futiles que les précédents : Faramond, si je
ne me trompe, a une royauté de même aloi que Marcomir
et Sunno, et, probablement, n’a pas été inventé
plus qu’eux. En fixant dans sa généalogie fallacieuse ce nom nomade et
obscur, l’humble chroniqueur du VIIIe siècle était bien loin de se douter de
la fortune prodigieuse dont il lui serait redevable dans la suite, puisque Sa
Majesté Faramond Ier a
depuis lors ouvert l’histoire des dynasties qui ont régné sur le beau pays de
France, et que, récemment encore, un orateur académique, parlant au roi des
Belges, le citait parmi une des gloires nationales !
Hélas ! le trône de Faramond est désormais renversé
comme tant d’autres, et, après avoir régné pendant douze
siècles dans les écrits des historiens, le premier roi des Francs est
convaincu de ne devoir son titre séculaire qu’à l’erreur d’un moine neustrien
de Saint-Denys, qui écrivait au fond de son
couvent, en l’an de grâce 727, une chronique remplie de fables et de légendes
!
N’essayons donc pas d’en savoir plus que Grégoire de
Tours, et résignons-nous à ne pas faire remonter la dynastie royale des
Francs saliens au-delà de Clodion. Ferunt etiam tunc
Chlogionem utilem ac nobilissimum in sua gente regem
fuisse Francorum, qui apud
Dispargum castrum habitabat
quod est in terminum Thoringorum.
Telle est la première partie de l’histoire de ce héros dans notre
chroniqueur. Clodion appartenait à la race la plus illustre des Francs, c’est-à-dire
qu’il faisait partie de cette famille dans laquelle
les Francs ont choisi leurs souverains dès l’origine, de prima et ut ita dicam nobiliore suorum familia.
Il est de plus, selon la tradition, un homme vaillant, utilis, comme dit l’expression
foncièrement mérovingienne.
Au sujet de ce roi, Frédégaire
et le Liber Historiæ reproduisent le récit
de Grégoire, le premier, en y ajoutant l’histoire de la naissance de Mérovée, dont il sera parlé plus loin ; l’autre, en y
intercalant quelques détails géographiques se déduisant eux-mêmes du récit de
Grégoire, et en se rendant coupable, en outre, d’une
bévue de copiste ou d’abréviateur.
Pour venir de Dispargum dans le
Cambrésis, il fallait traverser la forêt Charbonnière, et il était peu
probable que le conquérant franc s’aventurât au delà
dé cette barrière avant d’avoir soumis l’importante ville de Tournai, qui
était à peu près sur son chemin.
Voilà comment a raisonné l’auteur du Liber Historiæ, et c’est ainsi, sans qu’il faille lui
chercher d’autres sources, qu’il a été amené à écrire cette phrase, dont la
précision semble à première vue trahir une origine plus haute : (Chlodio)
Carbonaria silva ingressus Turnacinsem urbem
obtenuit. Exinde Camaracum civitatem veniens etc. J’ai
démontré ailleurs que cette manière particulière d’amplifier par besoin de
précision géographique est habituelle à notre chroniqueur,
et on a vu plus haut comment, chez lui, le géographe
fait parfois tort à l’historien, puisque, à l’occasion de cette même
histoire, se trompant sur la Thoringia,
il rejette au delà du Rhin le séjour de Clodion, que Grégoire place
évidemment de ce côté-ci du fleuve. Quant à la bévue dont je l’accuse, elle
consiste à dire qu’après la prise de Cambrai, Clodion massacra les Romains qu’il
y trouva, ce qui n’est pas dans Grégoire et n’est qu’une altération de son
récit. Grégoire dit que Clodion écrasa les Romains et s’empara de Cambrai ;
le Liber Historiæ, en intervertissant l’ordre
de ces faits, donne au récit une couleur totalement différente. Le massacre de la population romaine des villes n’était
pas dans le plan des conquérants saliens, et le chroniqueur du VIIIe siècle n’en
pouvait d’ailleurs rien savoir.
Nous restons donc en présence de la notice de Grégoire de
Tours seule. Certes, elle est bien sèche et absolument dénuée du souffle
poétique, et, à première vue, on ne se persuaderait pas volontiers qu’elle ait été écrite sous l’influence de traditions épiques. Et
cependant il n’est pas possible d’admettre qu’il en soit autrement. Nous
devons le supposer a priori, puisque nous avons ici un de ces
souvenirs que le père de l’histoire des Francs n’a pas trouvés dans les
livres, et qui, dès lors, n’ont pu être transmis que par la mémoire
populaire. Le nom de Clodion est d’ailleurs historique, puisque nous le
retrouvons sous la plume d’un contemporain, Sidoine Apollinaire, dans son
panégyrique de Majorien. Il est à remarquer que Grégoire, qui est cependant
un admirateur de Sidoine, et qui le cite de temps en temps, n’a pas connu ce
poème, sinon, dans son extrême indigence de renseignements sur le premier roi
des Francs, il n’aurait pas manqué de se jeter avec empressement sur l’épisode
si pittoresque et si dramatique qui y est relaté. Ce ne sont pas non plus ses
Annales d’Angers qui lui ont fait connaître la conquête de Cambrai par
Clodion. Ces Annales, si elles avaient remonté jusqu’à ce prince, et
qu’elles eussent parlé de lui, auraient daté les faits qui lui étaient
attribués, et Grégoire leur aurait emprunté la date. L’absence de toute
indication chronologique est la preuve certaine que le renseignement ne vient
pas d’une source annalistique. Il est probable aussi que ces Annales nous
auraient fait connaître la relation de parenté entre Clodion et Mérovée. Si
Grégoire de Tours parle de cette relation en termes dubitatifs, c’est qu’il
ne la connaît pas par une source écrite, et qu’il a l’habitude, comme je l’ai montré, de n’accueillir la tradition barbare qu’avec
réserve. Lui-même, au surplus, prend soin de nous indiquer, par le mot ferunt, qu’il
rapporte ici une version orale.
En regardant de près le passage, on s’aperçoit d’une autre
particularité. Tout y a l’air d’un abrégé rappelant,
par un simple mot, les phases diverses d’un récit articulé, si je puis ainsi
parler, et qui doit avoir été raconté avec quelque détail à notre narrateur.
Des mots comme missis exploratoribus, perlustrata omnia, ipse secutus, tempus resedens, marquent
bien que ces phases sont encore présentes à son esprit, mais qu’il ne lui
convient pas de nous les exposes plus largement. Peut-être les espions dont
il s’agit eurent-ils des aventures dans le genre de celles d’Aurélien chez
Gondebaud, peut-être le séjour de Clodion dans sa nouvelle conquête était-il
lui-même l’occasion de nouveaux événements, avant qu’il continuât sa marche
victorieuse sur la Somme. Je dis peut-être, parce que l’on comprend avec
quelle circonspection il faut manier ici l’hypothèse ; mais l’analogie est
une preuve comme une autre, et puis, surtout, on ne voit pas pourquoi, si sa
source n’avait contenu que ce qu’il dit lui-même, Grégoire aurait découpé l’action
en phases, au lieu de se borner à nous dire que Clodion prit Cambrai.
Il existait donc, au temps de Grégoire de Tours, si mes
conjectures sont fondées, un chant populaire sur la prise de la Gaule
Belgique par les Francs de Clodion. Et notre narrateur, fidèle à son procédé,
a extrait de ce document la seule chose qu’il considérât comme historique.
Mais, dépouillé de son caractère barbare et poétique par le résumé incolore
du chroniqueur, le chant sur les victoires de Clodion est le plus effacé de
tous ceux dont nous pouvons deviner l’existence. Et cependant il devait avoir
une rare saveur. Là, sans doute, se retrouvaient quelques-uns des accents du Prologue,
chantant la supériorité du guerrier franc sur le Romain amolli, et le
célébrant comme le porteur prédestiné d’une mission providentielle. C’était,
en effet, l’époque héroïque par excellence pour le peuple des Saliens, et il
valait la peine de vivre alors, aux jours des grands dangers et des fortes
jouissances, quand, se levant en masse, on s’en allait, la framée au poing et
la chanson aux lèvres, prendre joyeusement possession de la plantureuse terre de Belgique, le long des rives de l’Escaut
et de la Lys. La vieille chaussée romaine, hérissée de châteaux-forts
et de postes militaires, qui était depuis plusieurs générations le dernier
boulevard de l’Empire, se voyait débordée de tous les côtés, et ses castella flambaient comme pour éclairer l’itinéraire
des conquérants. Les vastes ombrages de l’antique forêt Charbonnière ne
protégeaient plus contre leurs incursions les populations romaines qui
vivaient au midi de ce vaste rideau de feuillage : voici que, sur les pas de
leurs explorateurs, les hordes barbares apparaissent à la lisière du grand
bois, et qu’elles arrivent sous les murs de Cambrai épouvantée. La joie du
triomphe n’arrête pas longtemps le peuple vainqueur dans les délices de la
ville prise ; déjà, il reprend sa marche victorieuse en avant, et, de Cambrai
jusqu’à la mer, il se répand, ivre d’air et d’espace, dans ces belles plaines
dont il va recueillir les moissons. C’est là, dans les ruines des villas
romaines ou au milieu des forêts abattues par la cognée, qu’il éparpille ses
essaims nombreux, et qu’il édifie ses foyers définitifs parmi les domaines
partagés comme prix de lai conquête.
Pendant les générations suivantes, nous retrouvons le
guerrier franc partout où il y aura du sang à verser et du butin à gagner :
en Aquitaine, en Auvergne, en Burgondie, en Italie,
toujours prêt à porter quelque bon coup à l’ennemi. Mais, la guerre finie, un
irrésistible attrait le ramène dans les campagnes flamandes, où il a laissé
sa famille et son bien. Fatigué des combats, il suspend son bouclier et sa
lance aux murs de sa maison, et, devenu l’élève du Romain qu’il a vaincu, il
apprendra de lui l’art plus difficile de remporter des
victoires sur la terre rebelle.
A partir des premières générations qui suivent le moment
de la conquête, mous le trouvons naturalisé sur les
bords de l’Escaut, naviguant sur ses belles eaux dormantes, avec toute la tranquillité
de l’homme qui se sent dans sa patrie et au milieu de son peuple. La Loi Salique, dont la rédaction est de cette
époque, nous le montre en pleine possession du sol de la Flandre, qu’il
inonde de ses sueurs, et auquel il fait produire les mêmes moissons que les
Romains. Il cultive le chanvre et le lin ainsi que les céréales, il a des
ruches d’abeilles dans son jardin et un épervier sur son perchoir, il étend
les conquêtes de l’industrie humaine en s’emparant de la forêt et du
marécage, et il annonce de loin ce peuple d’agriculteurs tenaces qui a fait
de la Flandre le jardin du monde ;race douce et forte, qui, après le labeur
de la journée, se repose dans une lourde somnolence au milieu de ses sillons,
mais ayant aux heures du danger et de tourmente les réveils terribles du
lion.
Comme on voudrait surprendre, à
travers les sèches paroles du chroniqueur, la mélodie lointaine de la chanson
barbare, qui racontait comment les Fra tics s’étaient emparés de leur
nouvelle patrie ! J’imagine qu’on y sentait vibrer l’ardeur joyeuse et la
gaieté matinale d’une race qui court au-devant de l’avenir avec la confiance
intrépide de la jeunesse ! Mais, si je ne me trompe, les populations
romaines, avec lesquelles les Francs confondirent leurs destinées, ne
devaient pas se soucier de redire des hymnes de ce genre. Grégoire de Tours
aura froncé plus d’une fois le sourcil en l’entendant traduire, et les
sentiments qu’elle doit lui avoir inspirés se devinent à la lecture de son
texte, dont le laconisme est ici plus extrême que jamais. Il est donc
probable que le chant de Clodion cessa de bonne heure de retentir au milieu
des Francs devenus sédentaires.
Mais il vint un jour où, au sein de ces masses apaisées et
tranquilles, la fièvre d’aventures qui avait brûlé l’âme des guerriers de
Clodion fit de nouveau ébullition chez leurs
descendants. A l’appel des prédicateurs, les fils des
conquérants de la Gaule coururent, sur les pas de leurs comtes, délivrer le
tombeau du Sauveur en Palestine ; d’autres, se trouvant à l’étroit
dans la ruche flamande, prirent le chemin de l’Allemagne, et allèrent
demander de nouveaux foyers aux régions de la Baltique. Pendant plusieurs
générations, les Francs de Flandre se retrouvèrent
sous l’empire des sentiments passionnés qui avaient rempli la jeunesse de
leur nation, et revécurent ces jours d’ardentes espérances et de joyeuses
perspectives. C’est de cette époque que des critiques ont cru pouvoir dater
la première rédaction d’une cantilène pleine de fraîcheur, où peut-être s’exhale
encore la dernière vibration du chant de Clodion :
Naar Oostland
willen wij varen
Naar Oostland
willen wij heen !
Al over die groene
heide
Vrisch over die heide,
Daar is er
een betere stêe !
Il n’est pas facile, étant donnée
la forme succincte sous laquelle Grégoire de Tours nous a conservé l’histoire
de Clodion, de dire la part qui y revient à la réalité et à la légende. Un
fait cependant est certain, c’est que Clodion a en effet guidé les Francs à
la conquête de la Gaule Belgique. Le seul texte où,
en dehors de la chronique de Grégoire, le nom de ce roi soit prononcé, nous
dépeint, avec une vivacité de couleur bien rare au Ve siècle, une page de l’histoire
de cette conquête franque. Clodion avait pénétré avec son armée dans les
vastes campagnes de l’Artois. Campés auprès du Vicus Helena,
les guerriers francs célébraient joyeusement la noce d’un des leurs, lorsque
soudain, par la chaussée, Aétius
déboucha dans la vallée pleine de chansons et d’appareils de fête. En un clin
d’œil, le désordre des combats succède au désordre de la noce ; la jeune
fiancée tombe avec son époux aux mains des vainqueurs, et les Francs sont
refoulés. Cet épisode de la carrière militaire d’Aétius se place vers 431 ; il s’accorde donc parfaitement
avec la source orale de Grégoire, en ce qu’il nous montre l’invasion franque
s’abattant sur l’Artois et guidée par Clodion. Il s’écarte d’elle en ce’ qu’il
nous fait assister à un échec des armes franques, qui, loin d’avoir dès lors
pénétré jusqu’à la Somme, avaient été arrêtées au nord de l’Artois.
Ici nous pouvons nous rendre compte de la distance qui
sépare l’épopée de l’histoire. Oubliant tous les épisodes qui ont pu suspendre
la marche victorieuse des ancêtres, laissant de côté, surtout. le souvenir
humiliant du désastre qui leur fut infligé par le chef romain, la chanson
franque n’a retenu les choses que d’une manière vague et générale, et a fait
de l’occupation de la Gaule Belgique l’objet d’une seule campagne victorieuse. Nous voyons par le récit de Sidoine qu’il y en eut au
moins plusieurs. On ne sait d’ailleurs pas comment les choses se sont passées
après le succès remporté par Aétius. Il peut avoir
traité avec les barbares immédiatement après sa victoire,
et leur avoir laissé le pays où ils s’étaient établis, comme fit julien en
358 après victoire en Toxandrie. Clodion, d’autre
part, peut s’être étendu vers le sud à la faveur de
ce traité, avec la qualité d’allié ou de confédéré.
Dans tous les cas, c’est à lui incontestablement qu’il
faut faire remonter l’extension la plus méridionale prise par la race franque
dans sa patrie flamande. Le gros de la population resta d’ailleurs confiné au
nord de la Canche, et n’atteignit jamais la Somme. Tournai et Cambrai mêmes,
ces conquêtes de la première heure, ne reçurent qu’un assez faible appoint de
population franque car ces localités ne cessèrent de rester romanes de
langue. On peut en dire autant de Boulogne et de Térouanne,
bien que les flots des agriculteurs francs soient venus, pour ainsi dire,
battre le pied des murailles de ces deux villes épiscopales, que nous voyons
cernées au moyen âge par des groupes de localités ne parlant que le flamand.
J’ai à peine besoin d’ajouter, pour finir, que l’extermination
de la population romaine de Cambrai par les Francs, telle qu’elle semble
admise par le Liber Historiæ, n’est qu’une
hypothèse arbitraire, ou, pour mieux dire, une interprétation erronée qu’il
faut laisser pour compte à l’auteur de cette chronique. Elle n’est, dans
aucun cas, puisée dans la chanson populaire, qui, selon toute vraisemblance,
lui est restée inconnue. Les habitants de Cambrai et de Tournai n’ont pu être
massacrés par les Francs, puisque la toponymie nous montre le fond de la
population de ces villes composé, à toutes les époques, d’éléments romans
sans mélange.
CONCLUSION. - La
chanson de Clodion raconte avec quelques exagérations épiques les conquêtes
de ce roi, laisse de côté tous les détails peu poétiques ou peu glorieux pour
les Francs, et groupe en un seul récit une série d’événements qui s’éparpillèrent peut-être sur plusieurs années. Prise
dans son ensemble cependant, elle est historique, ainsi que cela résulte du
remarquable accord entre la tradition populaire recueillie par Grégoire, et
le poème de Sidoine dont il ne paraît pas avoir eu connaissance.
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